Las Vegas sur Mékong

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dreamman
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Las Vegas sur Mékong

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Savannakhet coule des jours tranquilles au bord du Mékong : la troisième ville du Laos, qui compte 124 000 habitants, est une sorte de capitale de la torpeur alanguie le long du fleuve. Son centre historique, ses demeures coloniales et son église catholique constituent les vestiges surannés de la présence française au Laos.

Venant de la rive thaïlandaise, après avoir franchi le flambant neuf pont de l'Amitié, financé par le Japon, le contraste ne peut être plus frappant entre les deux pays : d'un côté, Mukdahan, la ville frontière thaïlandaise, incarne une certaine modernisation du nord-est du royaume ; de l'autre Savannakhet paraît à première vue figée dans le passé.

Mais l'image est trompeuse : Savannakhet possède un casino, et des milliers de joueurs venus de Thaïlande, où les jeux d'argent sont officiellement interdits, franchissent chaque jour le Mékong pour aller s'adonner à l'"enfer du jeu". Ce n'est pas Macao, certes, mais le Savan Vegas - c'est son nom - offre un spectacle incongru dans ce pays qui est l'un des plus pauvres du monde. Le Laos est classé 130e sur la liste de l'indice du développement humain et le revenu par tête tourne autour des 300 dollars.

Le bâtiment du casino est démesuré. Son entrée est flanquée de hautes statues de pachydermes rappelant que le Laos fut jadis le "royaume au million d'éléphants". Sur place, les joueurs peuvent loger dans les centaines de chambres d'un hôtel quatre étoiles, s'y restaurer dans plusieurs restaurants, s'y détendre dans un spa et se faire masser.

L'intérieur de la salle de jeux est à l'avenant : des dizaines de machines à sous, de tables de black jack, de jeux chinois - tigres contre dragons -, offrent tout ce dont le joueur a besoin pour aller se faire rincer. Dès l'entrée, une centaine d'écrans d'ordinateurs intriguent le visiteur : à la réception, on indique qu'il s'agit de "rolex"... Comprenant mal le rapport avec une marque de montre ou la signification de cette appellation mystérieuse, on réalise ensuite, en regardant les écrans suspendus au plafond qu'il s'agit en fait du jeu de roulette : ici, la mise est informatisée et la course de la boule, virtuelle sur les téléviseurs...

"Quatre-vingt-dix pour cent des joueurs viennent de Thaïlande, mais certains se déplacent depuis le Vietnam (la frontière est à quelques centaines de kilomètres) et même depuis la Chine", explique au bar un agent de voyages thaïlandais. Chaque jour, il transporte ses clients à bord de bus bondés frappés de l'effigie d'Elvis Presley sous le titre flamboyant de "Savan Vegas". Selon l'agent de voyages, ce sont des investisseurs de Palm Springs, en Californie, qui sont à l'origine de ce projet déroutant en République démocratique populaire lao. Mais il est difficile de connaître plus de détails sur le montage financier du projet.

Profitant des législations contraignantes de la Thaïlande, de la Chine et du Vietnam en matière de jeux d'argent - trois pays avec lesquels il partage des frontières communes -, le Laos a choisi de poursuivre son ouverture économique en attirant les joueurs. Car Savannakhet n'est pas le seul exemple : il y a quelques années, un autre casino, dont les capitaux sont chinois, s'est ouvert tout au nord, sur la frontière sino-laotienne, à Boten.

Ailleurs sur la frontière thaïe, à Ton Pheung, dans la province laotienne de Bokeo, au nord de Savannakhet, toujours sur le Mékong, dans cette zone du triangle d'or dite des "trois frontières" où Birmanie, Thaïlande et Laos se rejoignent, un troisième casino, également financé par des Chinois, vient de voir le jour, le "Macao sur Mékong".

Sur la rive laotienne, dans ce complexe qui s'étend sur 3 000 hectares, on se retrouve, de facto, en Chine : des officiers de sécurité chinois sont chargés de la protection, les transactions peuvent se faire en yuans, la monnaie chinoise, et les joueurs affluent de la province du Yunnan. Là aussi, comme à Savannakhet, on trouve un hôtel quatre étoiles et des restaurants. Le groupe possédant le casino, Dokngiewkham, une compagnie enregistrée à Hongkong, aurait dépensé plus de 2 milliards de dollars (1,38 milliard d'euros) dans l'aventure. Une route, dont le coût est estimé de 200 à 300 millions de dollars, a été construite pour relier le "Macau" à la ville laotienne de Ban Houei Xay. L'endroit a été désigné comme une "zone économique spéciale" louée aux investisseurs de l'empire du Milieu pour quatre-vingt-dix-neuf ans... Le succès du casino devrait être par ailleurs facilité par les projets de désenclavement du Laos où voies rapides de circulation et futur train à grande vitesse, financés par la Chine, permettront de relier Kunming, au Yunnan, à Bangkok.

Le casino de Boten, sur la frontière sino-laotienne, vient de connaître des déboires : depuis quelques semaines, la "Golden City", construite sur une superficie de 1 640 hectares, n'est plus qu'une ville fantôme. Les autorités chinoises ont fini par mettre le holà sur ce qui était devenu un véritable "enfer" du jeu : parieurs pris en otage pour défaut de paiement par les gros bras des triades locales - qui sont sans doute les véritables propriétaires de cette lessiveuse d'argent sale -, joueurs passés à tabac, cadavres retrouvés dans les rizières, la situation était devenue intolérable pour la Chine qui a demandé au Laos de fermer le casino. Le gouvernement de Vientiane s'est exécuté.

Désormais, la dizaine de milliers de résidents qui constituait la population de cette zone de non-droit a fondu. La "Golden City" a vu ses restaurants et ses salons de massage fermer et n'offre bientôt plus au visiteur que les vestiges d'une aventure fracassée.
philip@lemonde.fr


Bruno Philip - Le Monde
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